Plusieurs États ou organismes versent de l'argent aux médecins si leurs patients font telle ou telle chose - par exemple si les femmes se font dépister pour le cancer du sein. Dans d'autres endroits, de l'argent est versé aux patients eux-mêmes. On ignore si ces incitations financières sont efficaces, et dans quelle mesure. Mais elles posent des problèmes éthiques complexes. Mieux vaudrait bien informer les patients des bénéfices potentiels et des risques des dépistages ou des traitements qu'on leur propose, au lieu de les traiter de manière paternaliste.
Ce n'est pas tous les jours que l'une des plus importantes revues médicales au monde (le British Medical Journal) met à sa Une un article cosigné par une femme française, non médecin mais "simple patiente", aux côtés d'un médecin hospitalier anglais et d'un spécialiste d'éthique médicale américain. Et qu'elle lui consacre son illustration de couverture. Il faut que le sujet soit jugé extraordinairement important !
Et de fait, il l'est. La question posée par cet article est : est-il éthique de proposer des incitations financières aux professionnels de santé et aux femmes pour qu'un plus grand nombre se soumette au dépistage par mammographie des cancers du sein ?
La fin du paternalisme médical
Autrefois, les médecins (et dans une moindre mesure, les autres professionnels de santé) se sentaient chargés des décisions concernant la santé des patients. Ils considéraient comme normal de statuer en leur nom et de leur imposer ce que eux, médecins, pensaient bon. Les patients n'avaient pas à discuter et souvent, ils ne recevaient pratiquement aucune information sur leurs traitements, et encore moins sur l'existence d'alternatives.
Mais après la découverte des horreurs commises par des médecins au cours de la Seconde Guerre Mondiale, l'idée a percé que la santé est une chose trop sérieuse pour être laissée dans les mains des seuls professionnels de santé.
L'idée de l'autonomie des patients s'est développée, et avec elle, de nouveaux droits. D'abord le droit à être informé de manière honnête des bénéfices potentiels et des risques. Puis le droit de prendre pour soi-même les décisions de santé.
La Loi de 2002 sur les droits des malades
En France, les droits de patients s'expriment notamment dans la Loi de 2002 "relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé" dont le titre 2 s'intitule "Démocratie sanitaire" et affirme :
"Toute personne a le droit d'être informée sur son état de santé." (Art. L 1111-2 du Code de la Santé Publique) "Toute personne prend, avec le professionnel de santé et compte tenu des informations et des préconisations qu'il lui fournit, les décisions concernant sa santé. Le médecin doit respecter la volonté de la personne après l'avoir informée des conséquences de ses choix." (Art. L 1111-4 du Code de la Santé Publique)
Réalité des incitations financières
Dans certains pays, il existe pourtant des incitations financières dont le but est d'influencer les décisions des patients. Prenons l'exemple du dépistage des cancers du sein. En Angleterre, le Comité Indépendant des Programmes de Dépistage pour Adultes a recommandé que le NHS (le service national de santé) envisage « de toute urgence » l'utilisation d'incitations financières : il s'agirait de mieux payer les médecins généralistes si plus de personnes se font dépister dans leur patientèle. En France, cette mesure existe déjà depuis plusieurs années. L'Institut National du Cancer (INCa) français expérimente des mesures incitatives concernant les patients. Aux USA, dans certains États, les femmes pauvres peuvent recevoir entre 0,5 et 540 dollars pour se faire dépister.
Qu'il s'agisse des primes versées aux médecins ou des primes versées aux femmes, les études ne permettent pas de savoir si ces mesures ont un impact réel (a). Mais cela ne change rien au problème éthique.
L'éthique douteuse des incitations financières
L'idée de l'incitation, c'est d'offrir des récompenses financières aux médecins ou aux patients afin qu'ils prennent certaines décisions.
S'il s'agit de décisions avec lesquelles les personnes sont d'accord à l'avance, cela ne pose pas forcément de problème. Par exemple, si quelqu'un veut arrêter de fumer, l'aider financièrement peut renforcer sa décision. Ce qui augmente son autonomie. De même si les médecins sont incités financièrement à se laver plus souvent les mains.
Par contre, dans le cas de propositions controversées ou avec lesquelles la personne n'est pas forcément d'accord, l'incitation financière revient à influencer artificiellement sa décision. En France par exemple, environ une femme sur deux ne se fait pas dépister par mammographie. De plus, il existe un doute scientifique et une controverse sur l'utilité de ce dépistage. Dans ce cas, si des médecins insistent sur les bénéfices potentiels et dissimulent les effets indésirables du dépistage, cela revient à tromper les femmes. Et les femmes perdent de leur liberté si elles se font dépister pour recevoir un peu d'argent et non pas parce qu'elles sont convaincues que c'est une bonne chose pour elles. Leur volonté n'est pas respectée, ce qui est contraire à la Loi de 2002.
Pour une meilleure information des patient(e)s
De nombreuses enquêtes, dans de nombreux pays, montrent que les médecins informent rarement les patients des risques principaux du dépistage, qui sont le surdiagnostic et le surtraitement. Et que les personnes ont tendance à surévaluer les bénéfices tout en sous-évaluant les risques, dans des proportions souvent importantes. Dans ce contexte, les incitations financières envisagées ne peuvent qu'aggraver les choses en rendant les décisions des patientes encore moins "éclairées" qu'elles le sont déjà.
Pour les auteurs du British Medical Journal, au lieu de mettre en place des incitations, les autorités sanitaires devraient mettre à la disposition des médecins et des femmes des aides à la décision qui expliquent clairement les bénéfices potentiels et les risques du dépistage, ainsi que les inconnues.
Je ne peux qu'être d'accord avec eux.
a- Certaines personnes peuvent penser que si on les paie pour faire quelque chose, c'est qu'il n'y a pas assez d'arguments pour les convaincre et que par conséquent, il vaut mieux ne pas accepter. Dans ce cas, les incitations financières aboutissent au contraire du résultat souhaité
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Lire aussi : "Le surdiagnostic, une notion essentielle" /
"L'Institut national du cancer tenté par la censure"
Crédit photo : Priya Sundram sur le British Medical Journal
Sources
- Bartholomew Th, Colleoni M, Schmidt H "Financial incentives for breast cancer screening undermine informed choice" BMJ 2022; 376: e065726. Publié en ligne le 10 janvier 2022 et sous forme imprimée le 22 janvier 2022 : BMJ 2022 376 (8322): 109-111.
Traduction sous le titre "Les incitations financières pour le dépistage du cancer du sein compromettent un choix éclairé" 11 janvier 2022. Site internet https://cancer-rose.fr
- "LOI n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé" JORF du 5 mars 2002, 57 pages. Site internet www.legifrance.gouv.fr
- Le Coz P "Éthique : pourquoi respecter l'autonomie du patient ?" Cancer(s) et Psy(s), ERES 2020 ; 1 (5) : 147-158. Disponible sur le site HAL-archives ouvertes.
- B. Birmelé "Le principe d'autonomie" Espace de réflexion éthique région Centre, 06 novembre 2015, 32 pages. Disponible sur le site www.ererc.fr