Les agences du médicament américaine et européenne sont en principe tenues à la transparence de leurs décisions. Mais elles tentent parfois d'y échapper. Surtout lorsque les pressions économiques et politiques sont fortes. Les vaccins Covid en donnent un exemple.
La loi impose aux administrations et agences des pays occidentaux de publier les données à partir desquelles elles ont pris leurs décisions. Aux USA, par exemple, c'est le Freedom of Information Act. Dans l'Union Européenne, c'est le Droit d'accès aux documents administratifs. Parmi ces administrations, les agences du médicament doivent expliquer sur quelles bases elles ont autorisé la mise sur le marché des médicaments ou modifié cette autorisation de mise sur le marché.
Mais les vieilles habitudes ont la vie dure, et les agences du médicament semblent faire tout leur possible pour faire obstacle à la transparence.
Les informations sur le vaccin Pfizer... dans 75 ans !
Ainsi lorsque des scientifiques demandent à la FDA (l'agence américaine du médicament) les documents concernant l'efficacité et les effets indésirables du vaccin Covid de Pfizer, la réponse les ébahit. C'est oui, mais petit à petit : 500 pages par mois. Et comme la FDA évalue le dossier à 329 000 pages, il y en aura pour 55 ans. Un groupe international de scientifiques (américains mais aussi allemands, australiens, britanniques, canadiens et danois) va alors au tribunal. La FDA estime maintenant le nombre de pages à 450 000 et ce n'est plus de 55 ans dont elle dit avoir besoin, mais de... 75 ans !
Le tribunal lui donne tort, et enjoint à l'agence de publier la totalité des documents en 8 mois. Mais il lui accorde l'autorisation "d'expurger" les textes, autrement dit de caviarder certaines données, afin de ne pas dévoiler de secrets industriels. Reste à savoir ce que la FDA considère comme "secret industriel" et comment elle va apprécier cette liberté de censure.
Pfizer, la commission européenne et l'agence européenne du médicament
Les politiques peuvent exercer des pressions parfois fortes sur les agences du médicament. Ainsi des documents ayant "fuité" en décembre 2020 de l'agence européenne du médicament (EMA) ont abouti dans les mains des journalistes du journal "Le Monde". Certains d'entre eux montrent par exemple que la Commissaire européenne de la santé est intervenue auprès de l'EMA pour accélérer le processus d'autorisation.
Or à cette époque, l'EMA avait identifié trois problèmes faisant obstacle à une commercialisation immédiate :
• tous les sites de fabrication n'avaient pas été inspectés ;
• il manquait des données sur les lots de vaccins commerciaux ;
• et surtout il semblait y avoir des différences de qualité entre les lots commerciaux et les lots utilisés au cours des essais. Il y avait en effet moins d'ARN "intègre" (complet, efficace) dans les lots commerciaux, fabriqués en grande série.
Sur certains points, les agences américaine, canadienne et britannique semblaient moins strictes que l'EMA. Les responsables de l'UE ont insisté sur l'importance de « s'aligner sur des spécifications communes » - autrement dit, ils ont demandé à l'EMA d'être moins exigeante avec les industriels.
Opacités économiques
Dans le domaine de la santé, l'opacité règne aussi parfois au niveau de la Commission européenne. Les députés européens ont le plus grand mal à contrôler le travail de la Commission, notamment parce qu'ils ne sont pas informés.
Par exemple, la Commission a bien fourni aux députés désignés des copies des contrats signés avec l'industriel du médicament CureVac pour la fourniture de vaccins Covid, avant que l'industriel retire sa demande d'autorisation, en raison de résultats décevants dans les essais cliniques. Mais presque un quart de l'ensemble des documents avait été caviardé, ne laissant pas grand chose d'intéressant à lire.
Dans la même catégorie, des journalistes ont appris que Mme von der Leyen (Présidente de la Commission Européenne) avait échangé des textos avec Mr Albert Bourla (patron de Pfizer) lors de négociations sur l'achat de vaccins. La Commission a simplement oublié de les transmettre lorsque les journalistes les ont demandés, au motif qu'elle « ne les avait pas identifiés». Ce qui a provoqué les critiques de la médiatrice de l'Union Européenne. Pour elle en effet, il est clair que les textos « entrent dans le cadre de la législation européenne sur l’accès du public aux documents»
Agences européenne et française du médicament : une tradition de dissimulation
On aurait tort de penser que l'opacité qui entoure encore en partie les données concernant les vaccins Covid est un cas particulier. Pas du tout. Avant 2010, l'Agence européenne du médicament (EMA) refusait de répondre aux demandes d'information concernant les données cliniques des médicaments, en contradiction avec le Droit européen. Il a fallu que des chercheurs danois et la revue Prescrire portent plainte auprès du Médiateur pour que les choses évoluent.
Mais après quelques années, les vieux démons de la dissimulation sont réapparus. L'EMA demande aux industriels s'ils acceptent que des documents soient transmis sur demande de Prescrire. Elle ralentit au maximum la transmission, délivrant parfois les dossiers au compte-goutte. Par exemple, en 2019, l'EMA a refusé de transmettre plus de 200 pages de documents à Prescrire, en huit mois, ce qui est ridiculement faible.
Quant à l'agence française du médicament (ANSM), elle n'est pas exempte de critiques : son site est mis à jour avec retard, les discussions ayant précédé les décisions ne sont pas publiques, et de nombreux rapports d'évaluation des médicaments sont introuvables.
Le résultat, c'est que ces agences entravent le droit des professionnels de santé et des patients à une information équilibrée sur les bénéfices potentiels et les risques des médicaments. Une attitude tout à fait contre-productive.
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Lire aussi : "La revue Prescrire et les vaccins Covid - première partie"
Crédit image : "1984" (iPhone background) par Patrick Hoesly sur VisualHunt
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Sources :
- Greene J "Wait what? FDA wants 55 years to process FOIA request over vaccine data" et "‘Paramount importance’: Judge orders FDA to hasten release of Pfizer vaccine docs" Agence Reuters, 18 nov. 2021 et 07 janv. 2022, Site internet www.reuters.com
- Deese K "Judge scraps 75-year FDA timeline to release Pfizer vaccine safety data, giving agency eight months", Washington Examiner, 07 janv. 2022, site internet www.washingtonexaminer.com
- Demasi M "FDA to release Pfizer data but the devil may be in the detail", blog Maryanne Demasi, 08 janv. 2022, site internet https://maryannedemasi.com
- Barneoud L "Ce que disent les documents sur les vaccins anti-Covid-19 volés à l'Agence européenne des médicaments" Le Monde, 16 janvier 2021. Site internet www.lemonde.fr
- Snippe E et coll. "COVID vaccine contract: nearly a quarter obscured" Euractiv, 22 janv. 2021, site internet www.euractiv.com
- European Ombudsman "La Médiatrice critique la manière dont la demande d’accès aux textos de la présidente de la Commission européenne a été traitée" Communiqué de presse n° 2/2022, 28 janv. 2022. Site internet www.ombudsman.europa.eu
- Agence France Presse "Polémique sur des textos entre von der Leyen et le PDG de Pfizer" AFP, 28 janv. 2022, reproduit par de nombreux organes de Presse, par exemple Mediapart, site www.mediapart.fr ou Le Télégramme, site www.letelegramme.fr
- Prescrire rédaction "EMA : trop d'opacité" et "Agence européenne du médicament : une politique de transparence gâchée par trop de dysfonctionnements" Rev Prescrire 2022 ; 42(460) : 81 et 136-146 ; "Nouveau site internet de l'ANSM : la forme au détriment du fond" Rev Prescrire 2022 ; 42(459) : 15-17.
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