C'est normal, Docteur ?

Par le 16 mars 2022, actualisé le 11 Oct 23.

La définition du "normal" en médecine ou en santé varie selon les époques, les situations, les données scientifiques. Il existe des normes ou des normales subjectives, arbitraires, statistiques, épidémiologiques, thérapeutiques... Et selon l'usage qu'on en fait, les normes peuvent servir à sauvegarder la santé ou à rendre les gens malades.

«C'est pas normal, Docteur ! » Voilà une déclaration que tous les médecins ont entendue. Elle ne pose pas vraiment la question « est-ce normal ? » Elle exprime plutôt une inquiétude : la sensation de ne pas être "comme d'habitude", d'être "en dehors de son normal quotidien" et la crainte d'être malade.

Normale personnelle

En même temps, elle est l'expression d'une définition de la normalité. Elle sous-entend que ce qui est "normal", c'est d'être en bonne santé. Ce qui se discute : l'immense majorité des gens "normaux" ont occasionnellement des maux de tête, des brûlures d'estomac, des maux de ventre ou des maux de dos.
Voilà donc une première définition du "normal" en médecine : c'est se sentir bien. Ce qui est tout à fait personnel.

Normale subjective

Intéressons nous maintenant au "normal" du point de vue du médecin. L'exemple du diabète va nous être bien utile. Le diabète était connu en Chine, vers 4 000 ans avant l'ère commune, sous le nom d'urine sucrée ou urine de miel. Le diagnostic a reposé pendant près de 60 siècles sur le goût "sucré" de l'urine. Voilà bien une normale subjective : tout le monde ne ressent pas le goût sucré de la même manière. Mais il y en a beaucoup d'autres : à partir de quand des pensées sont-elles suffisamment "paranoïaques" pour qu'on les considère comme anormales ?

Normale arbitraire

Certaines définitions du normal et du pathologique ne sont pas subjectives, mais sont arbitraires. Par exemple, diverses normes reposent sur des nombre de points, ou l'addition d'un certain nombre de "critères majeurs" et de "critères mineurs". Cela permet aux cliniciens et aux chercheurs de parler de la même chose avec les mêmes mots, ce qui est une bonne chose. Mais ces normes sont arbitraires.
Il fut un temps où une des définitions du diabète était une glycémie (taux de glucose dans le sang) supérieure à 2 grammes par litre (g/L) un certain temps après avoir avalé une certaine dose de sucre. Pourquoi 2g/l et pas 1,8 ou 2,15 ? Tout simplement parce que 2 est un chiffre rond.

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Normale statistique

Les études statistiques permettent de définir une norme. Par exemple, dans les résultats d'analyses, on décide que ce qui est "normal", c'est d'être comme 95% des autres. La "normalité" laisse donc de côté 2,5% de personnes qui ont un résultat "trop bas" et 2,5% de personnes qui ont un résultat "trop haut". Cette normale statistique est évidemment un critère diagnostique peu satisfaisant. Dans certains cas, avoir un résultat en dehors de ces normes ne correspond absolument à aucune maladie.

Normale épidémiologique

Des études peuvent mettre en évidence un rapport entre des résultats d'examens et la survenue de complications cliniques. Ce qui permet de définir un seuil à partir duquel on peut affirmer que le risque de complication est augmenté. C'est la normale épidémiologique.
Des études épidémiologiques ont montré que le risque d'atteinte de la rétine de l'œil augmentait à partir d'une glycémie de 1,40 g/L. En 1979, le diabète a donc été défini par ce niveau de glycémie. Par la suite, des études supplémentaires ont montré que le risque augmentait à partir d'une glycémie de 1,26 g/L, et en 1997, la définition du diabète a été modifiée.

Normale thérapeutique

Mais ce n'est pas parce que des complications peuvent apparaître à partir d'un certain seuil qu'il faut intervenir en donnant un traitement. Parfois on obtient de meilleurs résultats en modifiant quelques habitudes de vie. Ou bien les traitements ont des effets indésirables prononcés ou graves, de sorte que le bénéfice potentiel ne justifie le risque que lorsque la maladie est plus avancée. Il vaut parfois mieux ne rien faire du tout. Le seuil d'intervention thérapeutique (ou normale thérapeutique) est donc souvent plus élevé que la normale épidémiologique.

De lourds enjeux pour les patients

Changer la définition d'une maladie ou faire varier le seuil d'intervention thérapeutique peut modifier la vie de millions de gens, lorsqu'il s'agit de conditions aussi fréquentes que les affections psychiatriques courantes, l'hypertension artérielle ou le diabète. Il est prudent d'y réfléchir à deux fois avant d'annoncer à un patient qu'il a besoin d'un traitement, surtout si ce traitement est de longue durée. Et il est tout aussi prudent d'y réfléchir à deux fois avant d'accepter le conseil.

a- Exemple de normale arbitraire. Selon une classification américaine et européenne, on définit la polyarthrite rhumatoïde comme 1) la présence d'au moins une inflammation sur une articulation 2) l'absence d'autre diagnostic et 3) au moins 6 points sur un maximum de 10 possible : atteinte de 2 à 10 grosses articulations (1 point) ; de 1 à 3 petites articulations (2 points) ; de 4 à 10 petites articulations (3 points) ; de plus de 10 articulations (5 points) ; anomalie sérologique faible (2 points) ou élevée (3 points) ; élévation d'un marqueur de l'inflammation (VS ou PCR) (1 point) ; durée supérieure à 6 semaines (1 point).

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Crédit image : n°1 "Humpback Whale 1" Blue Dolphin Marine Tours sur VisualHunt
n°2 "Humpback Whale 2" Blue Dolphin Marine Tours sur VisualHunt

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Sources :
- Baker JF et coll. Diagnosis and differential diagnosis of rheumatoid arthritis" In: UpToDate, Post TW (Ed), UpToDate, Waltham, MA, USA. (Mise à jour en février 2022).
- Prescrire Rédaction "Diagnostic du diabète - sur quels critères fonder les décisions thérapeutiques" Rev Prescrire2000 ; 20(208) : 530-537.
- Lane C "Comment la psychiatrie et l'industrie pharmaceutique ont médialisé nos émotions" Flammarion, Paris 2009.
- Blech J "Les inventeurs de maladies" Actes Sud, Arles 2005.
- Grenier B "Évaluation de la décision médicale" Masson, Paris 1999.

Rédigé par sans lien d'intérêt, notamment avec les firmes pharmaceutiques, leurs officines de communication, l'assurance maladie et les compagnies d'assurance ou mutuelles.

CITER: Jean Doubovetzky "C'est normal, Docteur ?" ; 16 Mar 2022 ; site internet Anti Dr Knock (https://anti-knock.fr/blog-comprendre/cest-normal-docteur/)
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