Comment l’assurance maladie française s’en prend aux plus pauvres (2) : contrôle des arrêts de travail

Par le 12 novembre 2024, actualisé le 13 Nov 24.

Lorsqu’elle veut lutter contre les prétendus « arrêts de travail abusifs », l’assurance maladie s’en prend aux médecins qui – selon elle - en prescrivent le plus. Pour cela, elle s’appuie sur des études statistiques et des algorithmes qui, selon la Loi, devraient être facilement accessibles… mais ne le sont pas.
Lorsqu’on y a accès, par exemple à l’occasion d’un procès, on découvre que ces algorithmes sont conçus de manière à cibler les médecins qui prennent soin des populations défavorisées. Ce sont évidemment leurs patients qui en souffrent.

Une opération visant à diminuer les arrêts de travail

Au printemps 2023, les responsables politiques (en particulier au Ministère des finances) et administratifs français poussent l’assurance maladie à faire diminuer les arrêts de travail, considérés comme une source de dépenses publiques (du fait des indemnités payées aux assurés sociaux) et une source de nuisance pour les entreprises.
L’assurance maladie monte alors à la hâte et à grand bruit une opération de repérage et de « mise au pas » des médecins qui, selon elle, prescrivent trop d’arrêts de travail. Mais comment choisit-elle les médecins qu’elle va sanctionner ?

L’assurance maladie ne s’embarrasse pas de la loi

L’assurance maladie utilise un algorithme (a) : , c’est-à-dire une suite de calculs mathématiques et statistiques visant à comparer la quantité d’arrêts de travail prescrite par chaque médecin avec celle des praticiens qui exercent « une activité comparable ».
Puisqu’elle utilise un algorithme pour prendre des décisions administratives individuelles concernant des personnes nommément désignées, l’assurance maladie doit répondre à certaines obligations spécifiques de transparence, définies par le Code des relations entre le public et l'administration (article L311-3-1 du CRPA) (b).
En pratique, l’assurance maladie est tenue, non seulement de signaler qu’elle utilise un algorithme, mais encore de le décrire, de le justifier et de le rendre accessible avec sa documentation (c). Des obligations qui ne sont souvent pas respectées, de sorte qu’il n’est pas facile de répondre à la question posée : « comment l’assurance maladie choisit-elle les médecins qu’elle va sanctionner ? »

Lalgorithme partiellement dévoilé

Dans mon département, le Tarn, comme ailleurs, l’assurance maladie a mené une campagne en désignant des médecins généralistes coupables (selon elle) de prescrire trop d’arrêts maladie. Les courriers adressés à ces médecins par la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM81) ne contiennent aucune des informations légales sur le ou les algorithmes utilisés (voir des exemples de ces lettres en annexe).
Mais à l’occasion d’un procès devant le Tribunal administratif, dans son mémoire en défense, la CPAM81 dévoile enfin le contenu de l’algorithme, même si c’est de manière parcellaire et rudimentaire. En effet, rien n’est dit des détails des calculs, des facteurs utilisés, du choix de ces facteurs, de la manière dont l’algorithme a été testé, ni de son mode d’emploi. Et on ne sait absolument rien des éventuelles données expérimentales qui justifieraient les choix techniques de cet algorithme, ni de la manière dont sa fiabilité a été testée, si toutefois elle a été testée.

Dans mon expérience, les patients qui souffrent le plus souvent d’accidents du travail ou de maladies professionnelles justifiant un arrêt maladie sont des ouvriers du bâtiment et des travaux publics, des ouvriers agricoles (ramassage des fruits, vendanges, etc.), des employés en hôtellerie-restauration et des employés des services d’aide ou de soins à la personne (aides-soignantes, par exemple).
Mais mon expérience dépend de la population que je soigne ; elle est donc véritablement personnelle.

Les graves défauts de l’algorithme de l’assurance maladie

Chaque médecin est comparé aux médecins qui exercent dans des communes présentant le même « niveau de fragilité socio-économique », calculé à partir d’un « indice de défavorisation » qui tient compte du revenu fiscal, du pourcentage d’adultes titulaires du baccalauréat et du pourcentage d’ouvriers dans la population active (d).
Pour quelle raison ce sont ces critères qui ont été pris en compte et non d’autres comme la répartition des catégories socio-professionnelles par exemple, rien ne l’indique. Des études ont-elles été menées pour vérifier que cet indice est directement lié au risque d’arrêt maladie ? On n’en sait rien.
Mais surtout, cet algorithme souffre d’un grave défaut : l’unité géographique utilisée. La méthode fait comme si la zone géographique desservie par un cabinet médical était superposable au tracé des communes. C’est évidemment faux. Les médecins de campagne desservent souvent plusieurs communes. Et inversement, les médecins de ville desservent avant tout leur quartier.

Un algorithme qui vise les populations défavorisées

Supposons une commune comme Marseille. Qui va croire que les médecins qui exercent dans les quartiers Nord (défavorisés) voient une patientèle équivalente à ceux qui exercent dans les quartiers riches ? Au sein des villes suffisamment grandes pour avoir plusieurs quartiers de niveau social différent, l’algorithme vise donc forcément les praticiens des quartiers défavorisés.
Il est d’ailleurs facile de le constater sur le terrain. Dans le Tarn, à la suite de la campagne de lutte contre les arrêts de travail, sur 9 médecins mis en cause, 2 exerçaient dans le quartier de Cantepau, considéré comme prioritaire pour la politique de la ville car il est l’un des plus défavorisés, voire le plus défavorisé de toute la région Occitanie.
Pas étonnant : au lieu d’être comparés aux praticiens exerçant dans des quartiers comparables (classés 5 par l’indice de défavorisation), ils ont été comparés aux praticiens exerçant dans des villes de richesse moyenne (classées 3).
Au-delà des médecins, il faut bien comprendre que la population qui souffre de ces discriminations est la population soignée. D’abord, pendant une certaine période, des malades doivent attendre l’accord du médecin conseil de l’assurance maladie pour que leur arrêt de travail soit validé. Ensuite et surtout, les médecins sont incités à réduire leurs prescriptions d’arrêts de travail pour maladie, même lorsqu’elles sont parfaitement justifiées. L'opération de l'assurance maladie est donc de celles qui aggravent les inégalités sociales de santé.

D’autres algorithmes visent les populations défavorisées

D’autres algorithmes aggravent des inégalités sociales. Ainsi, un algorithme des Pays Bas a été accusé de profilage racial, utilisant un critère de nationalité pour la recherche de fraudeurs. Des critiques ont reproché à un algorithme Serbe de refuser des cartes d’aides à certaines catégories défavorisées comme des Roms ou des personnes handicapées, les plongeant parfois dans une grande détresse.
En France, une quinzaine d’associations et d'organisations non gouvernementales ont porté plainte contre la Caisse nationale d’allocation familiale qui utilise un algorithme qui vise les populations défavorisées, soupçonnées de « fraude ».

a- Selon le dictionnaire Larousse, un algorithme est un « ensemble de règles opératoires dont l'application permet de résoudre un problème énoncé au moyen d'un nombre fini d'opérations. Un algorithme peut être traduit, grâce à un langage de programmation, en un programme exécutable par un ordinateur ». Mais tous les algorithmes ne sont pas informatiques. Par exemple, une recette de cuisine ou une grille de notation "papier" utilisée par une administration peuvent être considérées comme des algorithmes. 
b- Ces obligations concernent les administrations d’Etat, les collectivité et les organisme de droit public ou de droit privé qui interviennent dans le cadre d’une mission de service public (article L.300-2 du CRPA - Code des relations entre le public et l’administration).
c- Plus en détail, l’assurance maladie doit indiquer quand un algorithme est utilisé. Elle doit le décrire en précisant son fonctionnement général. Elle doit le justifier en expliquant les objectifs poursuivis et les raisons du recours à cet algorithme. Elle doit aussi en expliquer les effets en expliquant un résultat individuel mais aussi en précisant les impacts généraux et particuliers. Elle doit le rendre accessible en publiant le code source et la documentation associée. Et elle doit permettre la contestation en indiquant les voies de recours possibles.
d- Au sein des communes de « défavorisation comparable », l’algorithme tient encore compte des classes d’âge des patients, de leur sexe, de la présence d’une affection de longue durée, et tous ces éléments sont combinés pour comparer le nombre d’arrêts de travail prescrits par le médecin à ceux d’un confrère théorique qui aurait une patientèle supposée « analogue ».

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Annexe : version caviardée des 3 lettres de la CPAM en pdf.
Il est facile de constater qu'aucune de ces lettres ne comporte les mentions obligatoires pour un organisme de droit privé chargé d'une mission de service public lorsqu'elle utilise un algorithme avec des conséquences pour une personne précise.
En principe, ce défaut suffit à rendre nulles toutes les décisions ainsi prises. Mais les tribunaux ne peuvent en juger que longtemps après leur mise en œuvre.

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Lire aussi : 
– "Évolution des arrêts de travail en France, en 2023 : comment l’assurance maladie française s’en prend aux plus pauvres (1)"  
– "Arrêt de travail pour mal au dos : 0 à 5 jours, dit la sécu…"
– "Accélérer l’effondrement du système de santé"
– "Inégalités de santé"
– "La Charte de Cantepau"

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Sources :
- Maël Stefant (sous-directeur de la Caisse primaire d’assurance maladie du Tarn) "Observations avant une éventuelle mise sous objectif de vos prescriptions d’indemnités journalières dans le cadre des articles L162-1 et R148-1 du Code de la sécurité sociale", lettre au Docteur XXX datée du 15 juin 2023 (1 page).
- Aurore Destouches (directrice de la Caisse primaire d’assurance maladie du Tarn) "Saisine de la commission dans le cadre de la procédure de la mise sous accord préalable", lettre au Docteur XXX datée du 2 octobre 2023 (2 pages) et "Notification de décision de mise sous accord préalable prévue aux articles L 162-1-15 et R 148-9 du Code de la Sécurité Sociale", lettre au Docteur XXX datée du 15 décembre 2023 (2 pages).
- SCP Cauvin-Leygue "Mémoire devant le Tribunal administratif pour la Caisse primaire d’assurance maladie du Tarn", 31 juillet 2024 (45 pages).
- Etalab "Etalab – politique publique de la donnée", "Guide - Les algorithmes publics : enjeux et obligations", "Fiche pratique : l’obligation de mention explicite", "Service public de la donnée", "La DINUM (Direction interministérielle du numérique)" Documents internet officiels consultés pour la dernière fois le 11 novembre 2023.
- Semeraro J-V "Assurance chômage, arrêts de travail… Bruno Le Maire veut tailler dans ces dépenses" Capital, 26 mars 2024,
- Conesa E et Gatinois C J-V "Bruno Le Maire : « L’Etat doit reprendre la main sur l’assurance-chômage de manière définitive »" Le Monde, 06 mars 2024.
- AISF "France : l'algorithme de la Caisse nationale des allocations familiales cible les plus précaires" et "Europe : les algorithmes des systèmes de protection sociale ciblent  les plus précaires", 16 octobre 2024.

Crédits photo :
- Image n°1 : "Travail" par Max Braun sur Flickr (recadré)
- Image n°2 : "Late night clean-up" par Arun D sur Flickr (recadré)

Rédigé par sans lien d'intérêt, notamment avec les firmes pharmaceutiques, leurs officines de communication, l'assurance maladie et les compagnies d'assurance ou mutuelles.

CITER: Jean Doubovetzky "Comment l’assurance maladie française s’en prend aux plus pauvres (2) : contrôle des arrêts de travail" ; 12 Nov 2024 ; site internet Anti Dr Knock (https://anti-knock.fr/blog-societe/controle-des-arrets-de-travail-comment-lassurance-maladie-francaise-sen-prend-aux-plus-pauvres-2/)
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