À écouter la radio et la télévision, en France, les arrêts de travail sont en forte augmentation, et cette augmentation est « incompréhensible ». Conclusion : il faut surveiller et sanctionner, soit les salariés, soit les médecins. Sitôt dit (par le Ministre des finances), sitôt fait (par les caisses d’assurance maladie). Mais quels sont les chiffres réels, et qu’en est-il des salariés qui ne prennent pas leurs arrêts de travail ? Voici quelques données et un exemple vécu…
Une étude contredit l’assurance maladie
Selon Mr Bruno Le Maire, ministre de l'économie français, les indemnités journalières payées aux salariés en cas d’arrêt maladie ont « dérapé ». Pour la direction de l’assurance maladie, cela justifie de grandes manœuvres avec le contrôle de 270 000 assurés et de 6000 médecins, et des mesures de contrôle et de sanction.
Pourtant, une compagnie d’assurance étudie chaque année les arrêts maladie depuis 10 ans… et ses conclusions sont bien différentes. Selon le « baromètre annuel absentéisme 2024 » établi par Malakoff Humanis, 42 % des salariés ont bénéficié d’un arrêt de travail en 2023 contre 50 % en 2022. Ce pourcentage est ainsi revenu au niveau de 2021, avant la pandémie de covid. En réalité, ce chiffre est stable depuis le début de l’étude, en 2016.
Plus d’arrêts de travail dans les petites entreprises
Le nombre de salariés ayant eu des arrêts de travail n’a augmenté que dans les petites entreprises, de moins de 10 salariés. Il existe de nombreux facteurs explicatifs. La grande majorité des dirigeants et des salariés sont favorables à la possibilité de remplacer certains arrêts de travail par du télétravail, mais cette alternative est plus difficile à mettre en oeuvre dans les petites entreprises. Les contrôles systématiques d’arrêt de travail sont beaucoup plus nombreux dans les grandes entreprises.
Les salariés des petites et moyennes entreprises sont plus nombreux à être en situation de fragilité : maladie chronique ou maladie grave, difficultés financières, aidant d’un parent, situation de famille compliquée. Cette fragilité explique qu’ils ont plus souvent besoin d’un arrêt de travail court pour une maladie ordinaire (grippe, rhume, angine, gastro-entérite, etc.)
De nombreux arrêts de travail non respectés
Les salariés à qui un médecin remet un arrêt de travail ne s’arrêtent pas toujours. Plus de 20 % d’entre eux continue de travailler au lieu de s’arrêter, ou écourtent leur arrêt de travail. Ce « présentéisme » n’est pas sans danger pour la santé des personnes et pour la sécurité au travail.
Dans les petites entreprises, les arrêts de travail prescrits ont certes un peu augmenté. Mais les salariés ont aussi été plus nombreux qu’auparavant à respecter leurs arrêts de travail prescrits : 75 % ont respecté leur arrêt de travail, contre seulement 64 % l’année précédente.
Histoire vécue : un arrêt non demandé
Les salariés les plus pauvres et les plus fragiles, en situation de faiblesse, sont les moins à même de se défendre. Les institutions peuvent choisir de les défendre ou de les enfoncer. Voici une histoire typique et hélas, pas du tout rare, comme on peut en voir lorsqu’on travaille comme moi dans un « quartier prioritaire », autrement dit, une « zone ».
C’est un homme d’âge moyen, inscrit depuis peu au chômage. Il en profite pour aller voir le chirurgien pour un kyste « mal placé » dont il souffre depuis fort longtemps, mais pour lequel il n’avait jamais accepté d’arrêt de travail. Il est donc opéré de son kyste sacro-coccygien (ou kyste pilonidal). Mais personne ne lui explique clairement qu’après l’intervention, la plaie est laissée ouverte jusqu’à l’os, et qu’elle mettra entre deux et six mois (parfois plus) à se refermer.
Lui pense qu’il va guérir en quelques semaines. Il ne demande pas d’arrêt de travail et personne ne pense à le lui proposer. Au bout de 6 mois, les employés de Pôle Emploi lui expliquent qu’il devrait être plus actif dans sa recherche d’emploi. Or la plaie est encore ouverte.
Menaces sur le malade
C’est alors que je le vois pour la première fois. Autrefois, j’aurais pu téléphoner au médecin conseil de l’assurance maladie. Nous aurions discuté et nous serions arrivés à une solution, bonne ou mauvaise. Et tout aurait été dit. Mais c’est devenu impossible : les médecins généralistes n’ont tout simplement plus accès à un numéro de téléphone pour les appeler. Je rédige donc un arrêt de travail rétroactif, partant de la fin de l’hospitalisation, avec un petit mot explicatif pour le médecin conseil.
Par téléphone, les employés de l’assurance maladie ne donneront pas moins de quatre réponses différentes au salarié : « pas de problème » puis « on va demander au médecin » puis « oui vous allez être pris en arrêt de travail depuis le début, mais la prise en charge s’arrêtera au bout de 6 mois » puis « non, nous ne paierons d’indemnité journalière qu’à partir de maintenant, et pas pour le passé ».
Entre temps, l’assurance chômage réclame au salarié un « trop perçu » de près de 10 000 euros. Et pour couronner le tout, le dernier interlocuteur de l’assurance maladie accuse le patient de « mauvaise foi ». Voilà comment il a décidé de renoncer à son arrêt maladie, même si cela écourte ses droits au chômage et le met en danger s’il ne trouve pas rapidement du travail lorsqu’il en sera capable.
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Lire aussi :
– "Arrêt de travail pour mal au dos : 0 à 5 jours, dit la sécu…"
– "Accélérer l’effondrement du système de santé"
– "Inégalités de santé"
– "La Charte de Cantepau"
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Sources :
- "Absentéisme 2023, une augmentation continue dans les petites entreprises" Le comptoir Malakoff Humanis, avril 2024
- "Baromètre Absentéisme 2023" Le comptoir Malakoff Humanis, juin 2023.
- Coq-Chodorge C "Hausse des arrêts de travail : le bluff des pouvoirs publics qui culpabilisent les salariés" Mediapart, 10 septembre 2024.
- Askenazy P et Cartron D "Sortir du déni managérial sur les conditions de travail et l’absentéisme : le cas emblématique des conducteurs et conductrices de bus" Le Monde, 11 septembre 2023.
Crédits photo :
- Image n°1 : "Oh man I know how this feel" par Rachel Stratton sur Flickr (recadré)
- Image n°2 : Infographie "Evolution du taux de prescription des arrêts de travail" par Malakoff Humanis (adapté)