Censure en santé : une tentation récurrente

Par le 1 janvier 2024, actualisé le 01 Jan 24.

Un projet de censure officielle des informations de santé, assortie de lourdes peines (amendes et prison) s’est glissé dans un projet de Loi déposé par le gouvernement fin 2023. Il n’a pas été voté. Mais c’est une tentation récurrente, déjà portée début 2021 par l’Institut national du cancer français (INCa) et un décret sur la stratégie de lutte contre le cancer.

En novembre 2023, le ministre de l’intérieur français dépose au Sénat un projet de Loi à discuter « en urgence » pour lutter contre les « dérives sectaires ». Et là, surprise, au motif de « protéger la santé », un article 4 organise une véritable censure médicale.

Qui va décider ce qu’on a le droit de dire ou non ?

Le texte prévoit : « Art. 223-1-2. – Est punie d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende la provocation à abandonner ou à s’abstenir de suivre un traitement médical thérapeutique ou prophylactique, lorsque cet abandon ou cette abstention est présenté comme bénéfique pour la santé des personnes visées alors qu’il est, en l’état des connaissances médicales, manifestement susceptible d’entraîner pour elles, compte tenu de la pathologie dont elles sont atteintes, des conséquences graves pour leur santé physique ou psychique. »
On voit bien le flou du « manifestement susceptible d’entraîner ». Qui va décider que l’efficacité d’un traitement anticancéreux ou psychiatrique est démontré au-delà de tout doute ? Qu’il présente plus de bénéfices ou plus d’inconvénients, non pour une population, mais pour une personne donnée ? N’est-ce pas à la personne elle-même de décider pour ce qui la concerne, après une information qui peut être contradictoire… surtout s’il y a controverse ? Et est-ce que le "savoir" est stable, ou est-ce qu'il peut varier d'une époque à l'autre ?

Interdire des prescriptions bénéfiques ?

Le texte poursuit : « Est punie des mêmes peines la provocation à adopter des pratiques présentées comme ayant une finalité thérapeutique ou prophylactique pour les personnes visées alors qu’il est, en l’état des connaissances médicales, manifeste que ces pratiques les exposent à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente. »
Bien sûr, cet article est inséré dans un projet de Loi concernant les « dérives sectaires ». Mais le texte pourrait s’appliquer à n’importe quelle thérapeutique. On notera qu’il insiste uniquement sur les effets indésirables, sans mention de la balance des bénéfices et des risques. Il pourrait donc s’appliquer à toute prescription dans des cas non strictement prévus par le texte de l’autorisation de mise sur le marché d’un médicament.
Pour prendre un exemple bien classique, il fut un temps où il n’existait aucune forme d’aspirine officiellement destinée au traitement des maladies de cœur. Les médecins prescrivaient alors aux patients cardiaques une aspirine vendue pour le traitement de la fièvre des nourrissons. Traitement qui pouvait parfaitement entraîner des saignements graves, parfois même mortels. Les défenseurs de ces traitements et les prescripteurs auraient donc pu être condamnés pour les risques liés au traitement… malgré des bénéfices bien établis et nettement plus importants que les risques…

Des risques plus élevés pour les professionnels de santé

Le texte prévoyait de s’appliquer aussi à la presse écrite et audiovisuelle. Et il imposait des peines plus lourdes (3 ans de prison et 45 000 euros d’amende) si les «provocations » étaient suivies d’effet – autrement dit si la personne qui reçoit le conseil d’arrêter ou de prendre tel ou tel traitement suit ce conseil.
Et les professionnels de santé voyaient leurs peines aggravées par la transmission automatique d’une plainte auprès de leur ordre professionnel.

Avis très négatif du Conseil d’État

Le Conseil d’État a rendu un avis sur ce projet de Loi. Il remarque d’abord que malgré son titre, le texte a une portée bien plus large que les dérives sectaires. Pour ce qui concerne l’article 4 dont nous parlons ici, il remarque qu’on dispose déjà de textes concernant l’exercice illégal de la médecine ou de la pharmacie, les pratiques commerciales trompeuses, la non- assistance à personne en danger, la mise en danger de la vie d’autrui, le délaissement d'une personne hors d'état de se protéger ou l'entrave aux mesures d'assistance et l'omission de porter secours. Ils suffisent largement.
De plus, le Conseil d’État estime que le texte porterait atteinte à l'exercice de la liberté d'expression, protégée par l'article 11 de la Déclaration de 1789, en particulier s’il était utilisé pour empêcher la promotion de pratiques de soins dites « non conventionnelles » dans la presse, sur internet et les réseaux sociaux.
Et enfin, il pourrait mettre en cause les contestations de l’état actuel des pratiques thérapeutiques, la liberté des débats scientifiques et le rôle des lanceurs d’alerte.

« Le procès de Galilée n'est pas simplement une controverse scientifique, ni un débat théologique. Galilée partage la même foi et les inquisiteurs le savent.
Ce procès est une manifestation sociale, provoquée par le pouvoir politique, à visée répressive. Il a été déclenché à partir du moment où le livre de Galilée commence à se répandre et avoir une audience.
Pourquoi le pouvoir politico-religieux s'inquiète-t-il à ce moment ? Parce que deux points sont idéologiquement inacceptables dans la philosophie qui se répand : d'une part la possibilité d'une nature séparée de Dieu et d'autre part la raison individuelle comme source de vérité. »
(Juignet P "Le procès de Galilée et ses enjeux idéologiques" Philosophie, Science et Société, 9 juin 2015)

Un article heureusement écarté

Finalement, l’article 4 donc nous parlons ici a été refusé dans son entier, en particulier parce que le Sénat a considéré qu’il serait rejeté par le Conseil Constitutionnel. On peut donc espérer qu’il ne sera pas re-introduit par l’Assemblée nationale.
Mais à mon avis, cette aventure doit nous rendre vigilants. Déjà en 2020, l'Institut national français du cancer (INCa) avait proposé de « mettre en place un dispositif de lutte contre les fake news », qui consistait notamment à demander à un « collège d’experts » d’examiner les contenus des médias et des réseaux sociaux, avec la capacité de faire interdire la publication de textes ou d'opinions contraires, y compris sur internet.
La proposition n’a pas vraiment été mise en œuvre, mais le décret de février 2021 définissant la stratégie de lutte contre le cancer prévoit, de manière assez imprécise : « De nouveaux dispositifs seront créés, pour lutter contre les fake news ».

Gare à la censure

On pourrait croire que les leçons du procès de Galilée ont été tirées. Qu’on a admis que la vérité scientifique ne se décrète pas, et qu’elle varie dans le temps – qu’il s’agisse de médecine ou d’astronomie. Qu’il n’existe pas, et qu’il ne peut pas exister de "médecine officielle". Hélas, il semble que non : la défense de la liberté de penser et de s’exprimer doit encore et toujours être défendue, y compris dans le domaine médical et scientifique.

- - - - - - - - - - - - - - -

Lire aussi :
- L’institut du cancer tenté par la censure
- Accélérer l’effondrement du système de santé
- Déclaration publique des liens d’intérêt : une loi ignorée

- - - - - - - - - - - - - - -

Sources
- "Projet de Loi (procédure accélérée) visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires" Texte n° 111 (2023-2024) de M. Gérald DARMANIN, ministre de l'intérieur (...), déposé au Sénat le 15 novembre 2023.
- Conseil d’État "Avis consultatif 17 novembre 2023 sur un projet de loi visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires et la répression des emprises mentales gravement dommageables"
- "Projet de Loi (procédure accélérée) visant à renforcer la lutte contre les dérives sectaires" Texte n° 44 (2023-2024) adopté en première lecture par le Sénat le 19 décembre 2023.
- Institut national du Cancer "La consultation citoyenne - Améliorer la prévention - Résultats" https://consultation-cancer.fr/project/axe-1-ameliorer-la-prevention/consultation/consultation, copie du 07 octobre 2021. Au 1er janvier 2024, la page n’existe plus.
- Institut national du Cancer “Consultation citoyenne sur l'avenir de la lutte contre les cancers" Communiqué de presse du 8 décembre 2020 5 pages. Dernier accès le 1er janvier 2024.
- Décret n° 2021-119 du 4 février 2021 portant définition de la stratégie décennale de lutte contre le cancer prévue à l'article L. 1415-2 1° A du code de la santé publique. JORF n° 0031 du 5 février 2021, texte 22.
- "Procès de Galilée" mis à jour le 20 novembre 2023, Wikipédia, l’encyclopédie libre. fr.wikipedia.org.
- Juignet P "Le procès de Galilée et ses enjeux idéologiques" Philosophie, Science et Société, 9 juin 2015.

Crédits photo :
- Image n°1 : "Fuoco di Gioia" par Hervé Simon sur Flickr (recadré)
- Image n°2 : "Portrait de Galilée" par J Sustermans (1636) (recadré)

Rédigé par sans lien d'intérêt, notamment avec les firmes pharmaceutiques, leurs officines de communication, l'assurance maladie et les compagnies d'assurance ou mutuelles.

CITER: Jean Doubovetzky "Censure en santé : une tentation récurrente" ; 01 Jan 2024 ; site internet Anti Dr Knock (https://anti-knock.fr/blog-actualites/censure-en-sante-une-tentation-recurrente/)
PARTAGER CET ARTICLE :