Un tiers environ des pharmaciens français auraient été corrompus par la firme Urgo, qui leur proposait des cadeaux illégaux. L’une d’entre eux a incongrument été nommée ministre de la santé.
Des cadeaux personnels au lieu de remises
La firme Urgo avait trouvé un bon truc. Normalement, lorsqu’un pharmacien commande des produits en quantité, le fabriquant lui fait une remise, que le pharmacien répercute sur le prix de vente. La baisse de prix est donc à l’avantage des clients, mais en contrepartie, le pharmacien et l’industriel vendent plus.
Dans le « système Urgo », le pharmacien renonçait à la remise et ne diminuait donc pas le prix de vente. En échange, il recevait personnellement des cadeaux pour lui et sa famille. La valeur des cadeaux correspondait à la remise à laquelle le pharmacien avait renoncé, et pouvait se monter à plusieurs dizaines de milliers d’euros. Au total, la firme aurait ainsi distribué plus de 55 millions d’euros en cinq années.
Un système absolument interdit
On notera d’abord que légalement, des sommes d’argent ne peuvent être proposés par une firme pharmaceutique à des professionnels de santé (a) (ou des étudiants professionnels de santé) que dans des cadres très précis et restreints. Sont autorisés les salaires (avec contrat de travail ou d’exercice), le paiement de droits de propriété intellectuelle (inventions, œuvres), les conventions d’achat régies par le code du commerce et le code de la sécurité sociale.
Les avantages en nature sont limités à des cadeaux de « valeur négligeable » dont la valeur totale sur une période donnée est plafonnée par arrêté ministériel, et à l’hospitalité (restaurant, hôtel) lors de réunions et congrès.
On comprend bien que remplacer des remises commerciales normales par des cadeaux personnels dont la valeur peut atteindre plusieurs dizaines de milliers d’euros ne peut absolument pas entrer dans ces cadres.
Des condamnations en cascade
La firme Urgo a reconnu les faits et la procédure a abouti à une « reconnaissance préalable de culpabilité », à la suite de quoi la firme a été condamnée à la confiscation de plus de 5,4 million d’euros et à deux amendes totalisant 1,125 million d’euros.
Comme proposer ou octroyer un avantage illégal, accepter un tel avantage est illégal. En application de la « Loi anti-cadeaux », la sanction peut aller jusqu’à un an d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende, et éventuellement à des peines d’interdiction temporaire ou définitive d’exercer et à la confiscation des cadeaux reçus. La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a donc commencé à enquêter sur les pharmaciens ayant accepté les cadeaux de la firme Urgo.
Une ministre de la santé mise en cause
Madame Agnès Firmin Le Bodo fait partie des personnes visées par l’enquête de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. Il semble établi que la firme Urgo lui a illégalement offert des montres Omega, Apple Watch et Longines, des iPhone, des bouteilles et magnums de champagne Taittinger, un téléviseur Samsung, une ménagère 24 pièces d’argenterie ou encore une cocotte Le Creuset, le tout pour plus de 20 000 euros. L’affaire n’étant pas jugée au moment où j’écris, elle est naturellement présumée innocente.
Néanmoins, la firme Urgo ayant reconnu les faits et la plupart des pharmaciens mis en cause ayant été jugés lors de procédures avec reconnaissance préalable de culpabilité, toute contestation juridique sera difficile. Dans ce contexte, il est pour le moins étrange que cette pharmacienne ait été nommée ministre de la santé fin 2023, alors qu'elle est sous le coup d'une enquête. D'autant plus que Madame la ministre connaissait bien le texte, puisqu'elle en avait débattu à l'Assemblée en tant que députée et membre de la commission des affaires sociales, et qu'elle avait même défendu un amendement.
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a- Sont concernées les professions suivantes : Médecin, chirurgien-dentiste, sage-femme, pharmacien, préparateur en pharmacie et en pharmacie hospitalière, physicien médical, infirmier, masseur-kinésithérapeute, pédicure-podologue, ergothérapeute, psychomotricien, orthophonisque, orthoptiste, manipulateur d’électroradiologie médicale, technicien de laboratoire médical, audioprothésiste, opticien-lunetier, prothésistes et orthésistes pour l’appareillage des personnes handicapées, orthoprotésiste, podo-orthésiste, oculariste, épithésiste, orthpédiste-orthésiste, diététicien, aide-soignant, auxilliaire de puériculture, ambulancier, assistant dentaire, conseiller en génétique. À qui s’ajoutent les « professionnels à usage de titre » suivants : chiropracteur, ostéopathe, psychothérapeute.
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Sources
- Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes (DGCCEF) "Une enquête de la DGCCRF conduit à sanctionner pénalement à hauteur de 6,6 M€ des pratiques du groupe URGO ayant entraîné un manquement massif au dispositif « anti-cadeaux »" Site internet economie.gouv.fr, 27 janvier 2023.
- Code de la santé publique, première partie, livre IV, titre V, Chapitre III "Avantages consentis par les entreprises". Articles L1453-1 à L1453-10.
- Coq-Chodorge C et Antton Rouget A "Affaire Firmin Le Bodo : le catalogue des cadeaux interdits" Mediapart, 22 décembre 2023.
- Formindep "Transparence et indépendance pour tous… sauf pour les ministres ? La mise en cause de la Ministre de la Santé doit conduire à une révision des lois et procédures « anti cadeaux » !" 24 décembre 2023.
Crédits photo :
- Image n°1 : "Salon 2010 du Cadeau d’Affaire et de l’Incentive" par The World Wants a Real Deal sur Flickr (recadré)
- Image n°2 : "Bandages Band Aid" par Msumuh sur Pixabay (recadré)